Le retour de l’uranium

Une pénurie mondiale menace. Si les compagnies minières ont pu réduire leur production d’uranium après la catastrophe de Fukushima, c’est grâce à la suffisance des stocks, qui se tarissent désormais.

La situation du marché de l’uranium a de quoi surprendre. Le prix du minerai sur le marché étant actuellement inférieur au coût de production, de nombreuses mines ont interrompu leurs activités. Les réacteurs nucléaires du monde entier fonctionnent en partie sur leurs réserves, en partie grâce au minerai issu de la production ainsi ralentie. Cette situation ne pouvant s’éterniser, maints observateurs annoncent une hausse du prix de l’uranium ces prochaines années. Reste qu’au lieu d’extraire massivement dans cette perspective, de nombreuses entreprises minières continuent à acheter du minerai sur les marchés spot, une solution toujours plus intéressante pour elles.

En mars, le négociant britannique Yellow Cake a exercé auprès de Kazatomprom, le plus grand producteur d’uranium au monde, une option d’achat pour un montant de 100 millions de dollars. Il souhaite par ailleurs acquérir 200 tonnes d’uranium supplémentaires. Le canadien Denison Mines et l’américain Uranium Energy Corp. ont levé en mars 75 millions et 30 millions de dollars respectivement, avec lesquels ils comptent procéder à des achats sur le marché spot.

De toute évidence, les mines et les négociants tablent sur une reprise de l’activité, dont la catastrophe de Fukushima avait provoqué l’effondrement – alors que le cours de l’uranium s’élevait à 70 dollars la livre en 2010, il plafonnait à 20 dollars en 2017, six ans après l’accident. Il oscille aujourd’hui autour de 30 dollars et certains spécialistes estiment que, comme de nombreuses autres, cette matière première repart désormais à la hausse.

Production insuffisante

C’est qu’une pénurie mondiale menace. Si les compagnies minières ont pu réduire leur production après Fukushima, ça a été grâce à la suffisance des stocks, qui se tarissent désormais. Les contrats à long terme conclus par les entreprises énergétiques européennes et américaines couvriront la demande jusqu’en 2023, guère plus. En Europe, seule la moitié des besoins de 2028 est assurée par des contrats d’approvisionnement; aux Etats-Unis, c’est moins encore. En obligeant certaines grandes mines à fermer leurs portes, les confinements n’ont pas arrangé la situation. Fin 2020, la mine canadienne Cameco, la deuxième au monde par ordre d’importance, a dû interrompre ses activités après la découverte d’un foyer de contamination.

Plusieurs tendances de long terme confirment les perspectives très encourageantes qui entourent désormais le marché de l’uranium, la plus fondamentale étant probablement que le bouquet énergétique mondial heurte les ambitions climatiques de grandes puissances économiques comme la Chine, les Etats-Unis et l’Europe. La majeure partie de l’électricité produite sur la planète provient en effet toujours des combustibles fossiles; 39% de l’électricité est produite dans des centrales au charbon ou au lignite, les plus polluantes. En 1990, la proportion était de 35%. Ving-neuf pour cent de la production viennent du pétrole et du gaz. Seuls 23% sont issus de sources renouvelables et 31%, de l’énergie hydroélectrique ou atomique.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) espère qu’une contribution significative du nucléaire aidera à rendre, à moindre coût, la production d’électricité plus durable et, partant, à atteindre le niveau zéro d’émission nette de gaz à effet de serre en 2050. Le glissement s’appuiera en majeure partie sur le solaire et l’éolien. Mais comme le soleil ne brille pas toujours et que la force du vent n’est pas régulière, une source de production stable demeure indispensable: la technologie nucléaire étant considérée comme la plus durable, l’AIE estime que les capacités de production vont devoir doubler au cours des 30 années qui viennent.

Parc de réacteurs

L’énergie nucléaire représentera 10% environ de la production totale d’électricité en 2050, contre 18% aujourd’hui, étant entendu qu’en termes absolus, elle générera davantage de térawattheures. Selon l’AIE, les extensions de capacité les plus marquées auront lieu au cours de la prochaine décennie, où elles seront cinq fois supérieures en moyenne à celles des 10 dernières années. Les économies avancées devraient principalement prolonger la durée de vie des réacteurs existants, les pays émergents assurant les deux tiers de l’expansion.

L’ambition caressée par la Chine de devenir neutre sur le plan climatique constitue un moteur essentiel pour le marché de l’uranium. Le pays compte actuellement 48 réacteurs actifs. Il en construit 17, qui entreront en service dans les cinq prochaines années. Trente-sept projets de plus sont validés et 90 autres sont en cours de validation. Le nombre de réacteurs en service dans le monde est actuellement de 452. A eux seuls, les projets chinois vont faire augmenter ce parc de 30%. En Inde, pour ne citer qu’elle, six réacteurs sont en cours de construction et 14 autres, en projet.

Le parc européen et américain est quant à lui à plus de 80% âgé de plus de 30 ans. Nul ne sait à l’heure actuelle si les Etats-Unis et l’Europe investiront dans la prolongation de la durée de vie de leurs réacteurs ou dans des constructions neuves, très onéreuses. L’électricité générée par de nouvelles centrales coûterait 100 dollars par mégawattheure produit, soit deux fois plus que celle issue du solaire ou de l’éolien terrestre. A 43 dollars, selon l’AIE, la solution de la prolongation de la durée de vie est la moins chère. D’autant que ni les Etats-Unis, ni l’Europe, n’ont plus l’expérience et le savoir-faire pour construire des réacteurs de plus de 1.000 mégawatts.

Changement de discours

L’Union européenne pourrait néanmoins donner un sérieux coup de collier en fin d’année, elle qui envisage d’inclure l’énergie nucléaire dans la taxonomie des investissements verts. Cette liste identifie les domaines dans lesquels les investissements sont considérés comme durables, ainsi que les financements nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en Europe en 2050. Elle a été publiée en avril mais la décision d’y inclure le nucléaire ne faisant pas l’unanimité, elle a été renvoyée devant les Etats membres et le Parlement. Pour le conseil scientifique de la Commission, en tout cas, les choses sont claires: le nucléaire n’est absolument pas plus dangereux pour la population et le climat que les autres technologies sélectionnées.

Les Etats membres sont donc divisés. L’Allemagne et l’Autriche, qui ont opté pour une sortie du nucléaire, plaident pour une exclusion. La France et la Pologne veulent au contraire intégrer l’atome dans la taxonomie. Les pays d’Europe de l’Est, en particulier, privilégient cette option: la majeure partie de leur électricité provient toujours de centrales au charbon, dont la disparition annoncée contraint la Pologne, la République tchèque et leurs voisins à se mettre en quête de solutions de rechange. Les Etats-Unis s’ouvrent eux aussi de plus en plus à l’idée. L’administration Biden entend rendre le système énergétique américain neutre en carbone, un projet ambitieux dans lequel elle considère que le nucléaire a sa place, place dont l’importance n’est toutefois pas encore précisée. Le parc américain est vieux – seul un réacteur a été construit ces 20 dernières années. C’est en tout état de cause la première fois depuis des décennies que démocrates et républicains s’accordent à dire que l’option du nucléaire est à envisager.

La société, elle aussi, évolue. Les catastrophes de Three Mile Island, aux Etats-Unis, en 1979, de Tchernobyl, en URSS, en 1986 ou de Fukushima, au Japon, en 2011, ont longtemps fait du nucléaire un sujet tabou. Mais la gravité de la crise climatique, que les seules énergies renouvelables ne suffiront pas à résoudre d’ici à 2050, contribue à une acceptation progressive du débat. Dans son récent ouvrage, Bill Gates, par exemple, affirme que la porte doit rester ouverte. Il a d’ailleurs récemment annoncé la construction, par sa société Terrapower, d’un nouveau type de réacteur, un projet que Warren Buffett contribuera à financer. Le soutien vient aussi de milieux plus inattendus: The Edge, le guitariste de U2, voit en un nouveau petit réacteur modulaire une des solutions au problème climatique.

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